La force de l'oralité
Les ethnologues en général parlent de structures sociales et des comportements qui y sont associés comme de choses pérennes, dûment construites, qui prennent la forme de règles que, for some reason1 les sociétés se fixent à elles-mêmes. En musicologie, ces règles à la fois sociales et musicales, ne peuvent revendiquer une telle vigueur : à chaque prestation et pour chaque performance, tout se donne « à (re)construire» ; rien n’est jamais complètement achevé (angl. « completed »).
En fait, la richesse de la tradition orale tient, certes, dans le type de transmission qu’elle adopte (en principe de la bouche à l’oreille), mais plus encore dans le mode de relation qu’elle implique, dans les incertitudes qu'elle ouvre et, en définitive, à une conception de la règle sociale
.Chacun s’accorde cependant à reconnaître que la notion d’«oralité » est singulièrement confuse, et même inadaptée, puisqu’elle recouvre des phénomènes nombreux et complexes qui la débordent très largement.
Affirmer, comme je le fais, que la musique se mesure a ses effets invite donc tout naturellement a saisir sur le vif ses propriétés performatives dans le cadre d'une oralité dynamique, et à s'attacher aux interactions qu’elle crée entre ceux qui, a quelque titre que ce soit, sont impliqués dans sa pratique
.Ceux qui auraient un doute sur les conceptions rythmiques de Billie Holiday sont invités à suivre ici les mouvements de ses boucles d'oreille
.Ecoutons-voir : le mouvement latéral des hommes et des femmes qui l'entourent laisse entendre un tempo lent, à 45 à la blanche. Mais les mouvements de Billie nous disent tout autre chose. Une pulsation beaucoup plus fine semble engager tout son corps, dans une secrète circularité, sur la base d'un monnayage rythmique qui se décompose à 270, – une sorte de double-croche sous-jacente, qui n'est en rien métronimique, mais semble se distribuer en groupes ternaires, au niveau du cou, du torse, de l'avant-bras et de la main. L'orchestre, lui, joue nettement binaire. On pourra aussi être attentif au mouvement du whisky dans le verre à moitié plein (derrière la chanteuse), plutôt binaire, lui aussi. A la fin de la pièce, une vue des pieds sous la table nous indique que les convives ne s'embarquent pas dans ces nuances. Ils marquent tranquillement la noire à 90, mais si l'on observe à l'image cette pulsation apparemment sans problème, on se rend compte qu'aucun de la douzaine de pieds marquant le temps n'est rigoureusement synchrone par rapport à ceux du voisin, comme si chacun avait sa propre image du temps, personnelle, idiosyncrasique et indéfectible.
On comprend dès lors mieux la connivence a la fois phonique et sémantique entre "oralité" et "auralité".
Ces deux facteurs conjugués – passé plus ou moins présent, et présent plus ou moins passé (ou encore : mémoire plus ou moins passive d’un passé et remémoration plus ou moins active d’un présent) – sont au cœur du dynamisme des cultures orales, et, partant, des difficultés qu’elles rencontrent à se pérenniser face aux puissances normatives des sociétés de l’écriture. Cela constitue à la fois leur faiblesse et leur force.
Ajoutons qu’on ne peut pas voir l'oralité selon un axe strictement chronologique qui tirerait ses origines d’un passé a-historique (voire mythique) et aboutirait à une performance actée qui serait à la fois forme et norme. Cette conception simpliste ne tient pas, pour deux raisons. D'abord parce que la mémoire collective implique des processus autant réels qu’imaginaires, associant aussi bien le passé que le présent, ce qui a été vécu et ce qui est projeté.
C'est ainsi que, à la différence de la tradition qui, par définition, relève d'une construction temporelle, l'oralité échappe partiellement au temps 3 .
Notes
1.«For some reason » est une expression commode : elle renvoie à des questions que, for some reason, j’ignore ; Je les évite, donc, mais me réserve le droit d’y revenir localement dans la suite du texte.
2 . Ou du moins se fixent-elles à travers d’incessants débats. Les cultures méditerranéennes sont souvent bavardes et, en jouant de formes extrêmement riches (cf. dossier non publié sur Anna T.), l’oralité fonctionne sur des régimes rarement consensuels. Comment ne pas évoquer, par exemple, la mémoire de Giovanni, le vieux charpentier de Castelsardo (l’anecdote date des années cinquante, mais vaut encore aujourd’hui) : celui-ci en fabriquant des barques destinée à sa petite clientèle de pécheurs. En livrant ses barques destinées à une navigation spécialisée, il se voyait confronté à des destinataires exigeants, recevant parfois des compliments, et plus volontiers des récriminations quasi quotidiennes fondées sur l’argument « celle que tu m’as faite ‘ tire ‘ moins bien que telle autre que tu as faite pour Tizio (un autre pêcheur, bien entendu rival ». Il est difficile d’évaluer dans quelle mesure ces récriminations orales ont amélioré ses techniques de fabrication – d’autant que celles-ci étaient évidemment prises en relais par tout le voisinage, les familles etc., l’important étant de comprendre, à travers cette brève anecdote, les étranges ressources offertes par les cultures orales, ou, pour mieux dire « locorales ».
3 . Partiellement seulement. Tout d'abord parce que, dans une culture strictement orale, toute fête se conçoit longuement – elle est donc projet conceptuel (et oral) – avant d'être réalisée: elle crée des attentes dont chacun entend tirer bénéfice. Ne dit-on pas au Haut-Atlas qu'elle est comme un "marché, où chacun court après son bien" (cf. Jouad-Lortat-Jacob, 1978). Ensuite, il faut savoir qu’en matière de musique, de fête ou de rituel – autant de phénomènes relevant étroitement de l'oralité – aucune performance n’est jamais totalement réussie. Chacune relève d’une histoire (passée donc) à la fois partielle et particulière, par nature incomplète, singulière et qui, à ce titre, engage le futur, car tout dysfonctionnement « au présent » – par exemple , au Haut-Atlas, une danse collective mal exécutée ou jouée sans grande conviction – engage une réparation future (excuses, visites de courtoisie, intervention d’intermédiaires de tout genre, etc.) .