4. Pour une approche globale de la musique
Dans la logique des travaux précédents, la réflexion s’est poursuivie durant ces dernières années par une interrogation portant sur la notion de texte musical et notamment sur le statut épistémologique de la transcription musicale – selon moi bien trop soumise à une certaine “raison graphique”, laquelle aboutit à une réduction drastique de l’objet-musique. Il m’apparaît désormais acquis que c’est dans un cadre élargi que doivent être conduites les études de systématique musicale et dans le cadre d’une ethnomusicologie globale associant trois approches :
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sociologique, au sens large du terme et incluant la dynamique historique;
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acoustico-sémiologique, s’interrogeant sur les propriétés de la musique, essentiellement à partir de ses traces acoustiques et graphiques;
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pragmatique : relations entre producteurs et récepteurs et étude de leurs stratégies respectives, discussion critique de la notion de modèle, etc.
Centré sur l’étude de la performance, ce dernier point a été développé ces dernières années; il approfondit des approches théoriques très présentes dans l’ethnomusicologie américaine et surtout leur donne un contenu précis. Deux articles de fond ont été écrits récemment sur ce thème 1 qui m’ont également conduit à remettre en cause vigoureusement les notions courantes d'une ethnomusicologie qui prétend régler les problèmes d'analyse à partir des concepts très réducteurs d’“Etic” et de “Emic”. Est également visé l’impérialisme des études strictement taxinomiques et sémiologiques procédant par une approche réductrice et statique de la notion de modèle.
Ces recherches ont connu plusieurs développements, notamment à travers la publication d’une monographie problématisée portant sur la musique de l’Oach, petit “pays” [tsara] du nord de la transylvanie roumaine, fort singulier sur le plan musical, qui a été approché à travers cinq missions [1990, 1991, 1993, 1996 et 1998].
Ce livre ne se présente pas toutefois comme une monographie ordinaire. Sa conception a été longuement mûrie – elle a posé en effet des problèmes théoriques importants et passe par une technique de narration particulière. Son originalité tient à ce qu’il présente des résultats en les associant aux procédures d’enquêtes qui les ont rendus possibles: découverte du système musical, exposé des conceptions musicales locales [y compris les apories et les contradictions contenues dans les discours des informateurs]; prise en compte des faits de perception, en l’occurrence fort complexes.
L’ouvrage, sorti en septembre 2002, ayant pour titre À tue-tête, Chant et violon au pays de l’Oach [Roumanie] retrace les étapes successives d’une enquête ethnomusicologique et la façon dont s’obtiennent les résultats. Le livre est construit un peu à la façon d’un roman policier : les concepts locaux y sont présentés les uns après les autres, y compris dans leur opacité et leur caractère très souvent contradictoire; chacun d’entre eux est progressivement consolidé par une réflexion analytique.
Dans cette construction de l’objet, le chercheur, bien entendu, n’est pas inerte. Dès lors qu’il s’agit de musique – en l’occurrence d’une musique particulièrement complexe – un certain type d’attention est sollicité qui, de seuils en seuils, débouche sur une compréhension d’une esthétique d’autant plus difficile à appréhender qu’elle est singulière.
Afin de rendre compte de l’ensemble de ce processus, le livre adopte une construction complexe. Il est:
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à trois voix en contrepoint serré : conçu et écrit avec les collaborations de Speranta Radulescu [Ethnomusicologue, musée du Paysan, Bucarest] et Jacques Bouët [Maître de conférence HDR à l’Université Paul Valéry de Montpellier];
- sur deux tonalités, et composé de :
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vingt-sept chroniques de terrain écrites à la première personne, dans lesquelles l’approche subjective des enquêteurs est clairement affirmée;
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un nombre équivalent de textes de synthèse plus techniques, rendant compte de la dynamique interne de la recherche et incluant notamment une cinquantaine de transcriptions musicales, la mise en page rendant clairement compte de l’existence des deux textes concourants.
Comme dans la plupart de mes autres travaux, la publication est complétée par de nombreux supports visuels : schémas, photographies, DVD audio et vidéo comprenant 40’ d’extraits de films, montés et organisés en relation directe avec le texte du livre.
Il apparut en conclusion que si la musique est d’abord “une affaire de jeunes”, il fallait en tirer les conséquences sur le plan formel et acoustique : il y a bien une étroite relation entre ses fonctions majeures – les noces, les bals du dimanche et les sérénades aux jeunes filles – et les techniques vocales utilisées : registres suraigus, voix “à tue-tête” extraordinairement tendues, rejet du mécanisme de fausset, etc. correspondant à une esthétique de l’effort et de la conquête amoureuse
.Par ailleurs, cette musique a pour caractéristique d’être constamment improvisée ou, comme le dit Bartók, d’’être “structurellement indéterminée”. Dégager les principes de cette improvisation a posé de sérieux problèmes de méthodologie et rendu nécessaire un ensemble d’expériences qui sont relatées dans le livre.
À propos de : À tue-tête : chant et violon au Pays de l’Oach (Roumanie)
écrit en collaboration avec Speranta Radulescu et Jacques Bouët :
Il nous arrive – à nous ethnomusicologues de jalouser certains de nos collègues: les archéologues, les technologues, mais aussi bon nombre d’ethnologues, qui travaillent sur des pierres, des bouteilles, des moulins à huile, des institutions, etc. –– autant de choses infiniment plus réelles que la musique. Car, en dépit du fait qu’elle se note depuis près de 1000 ans, qu’elle s’enregistre depuis plus de 100 ans et qu’on peut figurer son spectre par des moyens électroniques depuis quelque 50 ans, la musique reste un phénomène très fugitif.
Non seulement parce qu’elle est un art du temps, mais aussi parce que l’oreille est subjective et dotée d’un “filtre culturel” d’une singulière puissance. Ce que l’ethnomusicologie nous apprend, c’est que l’acoustique n’est pas qu’une science exacte; elle est aussi une science humaine, car à partir de l’épais spectre offert par un son musical quelconque, tout homme sélectionne ce qu’il veut bien entendre – ou ce que sa culture lui a appris à entendre 2 .
Affirmer que la musique est un phénomène culturel n’est certes pas d’une grande originalité. Ce qui l’est davantage, c’est de tirer les conséquences d’une telle réalité pour la recherche, car, en s’offrant à l’analyse, le son émis n’est qu’une trace qui doit être interprétée – une trace qui dit bien peu de choses sur la façon dont elle est produite, et moins encore sur la façon dont elle est perçue. Ajoutons que le recours à la parole – l’entretien, ou l’enquête avec les musiciens – est d’un maigre secours, car la musique, fondamentalement, se passe de mots.
Alors que le musicologue classique travaille habituellement sur un répertoire qu’il est censé bien maîtriser, l’ethnomusicologue est dans une situation toute différente : il part à la découverte d’esthétiques inconnues avec l’impérative nécessité d’intégrer les stratégies d’écoute de ceux qui les produisent – du moins s’il ne veut pas injecter dans ses analyses ses modalités de perception à lui. Bref, à chaque enquête, il doit reformater son oreille et apprendre à entendre : tantôt le timbre grave des trompes tibétaines (instruments, certes, de la famille des soubassophones et des tubas, mais dont l’usage dans l’orchestre classique n’est en rien comparable avec celui des moines tibétains); tantôt l’étrange fusion de quatre voix d’un chœur sarde, uni pour en créer une cinquième à laquelle l’oreille béotienne demeure sourde; tantôt une polyphonie à plusieurs parties, produite par un violon roumain particulièrement strident.
En enquêtant dans une province isolée du nord de la Roumanie, il s’est agi, encore une fois, de pratiquer une forme d'ascèse auditive, et de se prêter à une sorte de travestissement sur le plan perceptuel
. Le principal problème rencontré sur place fut d’attribuer des contours précis à des mélodies répondant au nom de dants. Or, celles-ci se cachent derrière les signaux cryptés d’une musique exécutée au violon sur des tempi très élevés. Chose étrange, tous les villageois, ou presque, excellent dans cet exercice d’identification, en grande partie, grâce à leur fréquentation régulière de noces, où la musique est toujours présente. Ils repèrent sans grande difficulté des mélodies composées de huit notes en les extrayant d’improvisations très compliquées que produisent à loisir et contre finance des violonistes experts, souvent tsiganes. Et ce sont ces mélodies qu’ils chantent. Mais, là où l’affaire se complique c’est que, sous la prodigalité des improvisations instrumentales, un chanteur entend et reproduit un peu ce qu’il veut : en d’autres termes il sélectionne au sein d’un matériel musical très richement orné ce qu’il juge bon d’entendre et chante des énoncés à la fois variés et variable, sur la base d'un modèle de base singulièrement polymorphe et dont la configuration exacte reste encore une énigme après tant d'années de recherche. De ce fait, la musique, exécutée le plus souvent sur des tempi extraordinairement élevés, reste toujours très déroutante pour une oreille inexperte, aussi attentive soit-elle.Cette situation singulière a très substantiellement déterminé la conception du livre et son écriture. L’enquête s’y déroule; elle porte sur les conditions de production musicale et utilise des modalités expérimentales dûment finalisées. Plusieurs années de travail – et quelque trois cent cinquante pages – ont été nécessaires pour décrire la situation socio-musicale, dégager des équivalences entre des sons qui n’ont acoustiquement pas grand chose en commun alors qu’ils sont reconnus localement comme semblables, pour identifier des tournures mélodiques toujours changeantes et rendre compte de la dynamique de leur transformation.
Au bout du compte, il apparaît que la réalité sonore [ce qu’on appelle communément “les notes” de musique] est étrangement fugace : les hommes et les femmes de l’Oach ne jouent pas des mélodies, mais sur des mélodies, qu’ils agencent par fragments et qu’ils composent sur l’instant dans le cadre de performances toujours renouvelées. Ils ne reproduisent jamais ce que la tradition leur a transmis, ni même nécessairement ce qu’ils ont chanté la veille, mais reformulent tous les jours – à chaque fois que la fête l’exige – leurs énoncés musicaux, dans un esprit de créativité particulièrement réconfortant.
1 Notamment, article “Les faits musicaux ne sont pas des choses” (2002).
2 De sorte que si l’expression “avoir de l’oreille” peut avoir une certaine signification à l’intérieur d’un conservatoire supérieur de musique, mais elle la perd sitôt franchies les portes de ce même conservatoire : un musicien classique expert, quels que soient ses dons – disons Pierre Boulez, par commodité – est sans doute incapable de se repérer dans les finesses timbriques de la musique Techno, et probablement peu sensible à la qualité de “swing” d’un Jazzman. L’histoire n’est pas nouvelle : cette observation avait déjà été faite à propos de Poulenc et de Stravinsky, sous forme de reproche, par le grand musicologue de Jazz, André Hodeir : les “rag-times” de ce dernier sont, selon lui, bien classiques et fort peu “jazzy” (Hodeir : Hommes et problèmes du Jazz, Parenthèses/Epistrophy, 1981 [1ère édit. 1954] , pp. 223-239.