1. Chet Baker chante faux ?
La présente étude a pour origine une anecdote dont Chet Baker est le personnage central. Je suis en effet frappé depuis de longues années par les réactions que suscite sa musique. Réactions contrastées et jugements franchement contradictoires, selon que ceux qui les expriment sont des musicologues formés à l’art classique ou des jazzmen expérimentés.
Rendons-nous directement à ce qui pourrait sembler être une conclusion, mais qui, en fait est une hypothèse : pour les premiers, Chet Baker – ce très grand trompettiste et intrigant chanteur – chante faux; pour les seconds il chante juste. “Horriblement faux” disent même parfois les musicologues classiques ; “délicieusement juste”, rectifient les jazzmen. Et sur cette question, je n’ai jamais rencontré de jugement hésitant ou mitigé.
Du fait des propriétés sémiotiques qu'on lui prête – art de "distinction" par excellence – la musique a l'étonnante capacité de produire du jugement et de générer de la micro-culture à un très haut niveau de finesse. Aussi ne faut-il pas s'étonner que dans un même immeuble parisien résident un jazzman, grand amateur de Chet Baker (et de sa justesse, donc) et, peut-être à l'étage en-dessous, un violoniste de l’opéra de Paris n’appréciant pas ce chanteur-trompettiste justement parce que ses intonations sont singulièrement approximatives.
Chet Baker est donc le sujet d'une diatribe entre les amoureux de musique que nous sommes
.Mais il s'agit d'une diatribe particulière qui ne traduit pas seulement des appréciations esthétiques contrastées (après tout, 'chacun ses goûts !);
elle se fonde – ou prétend se fonder – sur des données relevant de l'acoustique, à ce titre mesurables et objectivables.
Tentons de caractériser “l’ordre de justesse” de Chet Baker, à partir d’un exemple :
fig. 1 . Chet Baker : “I fall in love so easily” . Référ. Chet Baker Sings, 1956, Pacific Jazz Records, 23234, plage 13 [transcription B.L.-J].
Cette chanson [song], est loin d’être un chef-d’œuvre. Elle est plutôt plate et son texte relativement commun. L’ensemble est beau pourtant, pleinement conforme au style de Chet, et assez facile à analyser. En outre, le chanteur donne toujours l’impression de conformer sa voix aux nécessités de l’analyse. Le caractère lisse de l’émission “croonée”, une utilisation systématique de sons filés et une absence de vibrato permettent en effet d’obtenir des analyses précises. Nul doute qu’avec des chanteurs plus expressifs – en fait tous le sont plus que lui – exploitant de longs transitoires et ayant recours à des enveloppes de son plus hétérogènes, les résultats auraient été moins convaincants.
Pour mesurer les écarts de hauteur par rapport au système tempéré, on s’est servi du logiciel AudioSculpt – son degré de précision semble excellent – en se calant sur l’harmonique 2, sensiblement plus saillant que le 1 (comme souvent dans le chant). L’examen du spectre, très clair jusqu’à l’harmonique 8 permet de confirmer les données de l’analyse.
2. Chet Baker chante juste :
Les résultats, qui ont été portés sur la figure 2, peuvent être résumés, non sans avoir noté au préalable des écarts considérables par rapport au tempérament (+ 50 cents, soit 1/4 de ton, et - 30 cents). On observe :
1) certains degrés sont d’une grande stabilité et justesse : notamment les finales en valeur longue et ce quelle que soit leur fonction tonale;
2) En terme d’intervalles, les tierces majeures sont systématiquement réduites (jusqu’à - 50 cents, de sorte qu’elles ne sont plus majeures ni mineures);
3) les tierces mineures systématiquement élargies (jusqu’à + 30 cents);
Ces deux phénomènes s’analysent bien en terme de “blue notes”, système dans lequel l’opposition majeure/mineure est régulièrement gommée (en témoigne très clairement le fa # très bas sur l’accord de ré de la dernière portée).
Mais on notera également :
4) un renoncement systématique au chromatisme tempéré. Tous les 1/2 tons sont systématiquement élargis.
5) Enfin, le rôle de la pente mélodique : tendance à descendre les degrés pour les pentes mélodiques descendantes et à les monter pour les pentes ascendantes. Mais il s’agit là d’un phénomène qui ne semble pas propre à Chet Baker, ni même aux jazzmen.
Ces données pourraient être affinées. Retenons cependant qu’elles sont largement confirmées par l’analyse d’autres tunes du même musicien.
On s’est ensuite laissé tenté par une expérience qui consista à demander à un chanteur de formation classique de déchiffrer la notation de la figure 1 en lui donnant comme consigne, tout simplement, de chanter juste, mais sans toutefois lui interdire d’imprimer à la chanson le caractère expressif qu’il souhaite. Précisons que l’expérience sollicitant le savoir-faire d’un chanteur expérimenté mais non professionnel, s’est faite sans référence à la version originale, et sans que ne figure sur la partition l’harmonie d’origine. On a cependant orienté l’attention de l’interprète en suggérant des schémas de tonalité les plus classiques, en privilégiant les accords à trois sons (sauf pour les dominantes). Pour des raisons techniques, notamment le vibrato vocal, assez systématique dans l'art classique occidental, qui aurait rendu la lecture sonagraphique difficile, il a été demandé au chanteur de siffler la chanson, ce qui permet de relever les hauteurs des fondamentales avec plus de précision.Le résultat obtenu est reporté sur la figure 3.
Fig. 3. Le même 'tune' [version sifflée], par un chanteur de formation classique.
Les déviations par rapport au témpérament sont écrites au-dessus des portées. La chanson, simple dans dans sa forme est clairement sous-tendue par une pensée tonale. Les cercles signalent les sensibles, toujours hautes, les rectangles souligne les ajouts de brillance impliquant un léger rehaussement des degrés; les lignes indiquent les pentes mélodiques introduisant, elles aussi, une altération des hauteurs.
On s’en rend compte : par rapport au système tempéré, les déviations imposées par une exécution classique de “I fall in love” (de + 20 cents à – 10 cents), sont moins importantes que dans l’exécution “jazzy” de Chet Baker; mais elles n’en sont pas moins présentes. Elles semblent d’abord répondre à un souci de renforcement de l’harmonie tonale – un souci dont ne faisait apparemment pas montre l’exécution de Chet Baker. Cette pensée tonale invite tout naturellement à “monter les sensibles” (encerclées dans la figure 3). Par ailleurs, les quintes de l’accord sous-jacent sont systématiquement un peu hautes – sans doute pour répondre à un souci de brillance (elles figurent dans des rectangles aux bords arrondis); les mouvements ascendants et descendants semblent également jouer un rôle dans la distorsion du tempérament.
Ces deux analyses – ici très condensées – ont pour principal mérite de compléter efficacement notre question initiale. À l’évidence Chet Baker ne chante pas juste, sauf lorsqu’il s’efforce, avec une précision très remarquable de prolonger les finales, point d’arrivée de ses mélodies. Il s’évertue, semble-t-il systématiquement, à “casser” les deux propriétés du système tonal et la distinction très franche instaurée entre chromatisme et diatonisme. Choix qui s'oppose drastiquement à celui de l'art classique.
Bref, il y a dans la façon de faire de Chet Baker autant la négation du tempérament classique que l'affirmation d’un autre tempérament tendant à :
1) réduire l’opposition majeure/mineure fondatrice du système tonal;
2) ignorer le chromatisme stricto sens (intervalles à 100 cents) pilier du système tempéré.
Notre interprète classique quant à lui, s’oriente vers d’autres conventions : soucieux de marquer sa compréhension de l’harmonie tonale sous-jacente, il n’hésite pas à surligner les sensibles 3 (en les altérant vers le haut) et donner une certaine emphase aux modulations (cf. son fa # introduisant le passage en ré majeur de la dernière portée). De sorte que, si l’on s’en tient à une définition strictement acoustique de la justesse, on ne peut pas dire qu’il chante juste, lui non plus.