Que nous dit la musique ?
"Vinteuil, Georgia et autres Tchabada-badas"
Réflexions/articles non publiés, sur le thème "Mémoire en musique" :
/Pragmatique /Le passé pathétique
3) In musica : la présence de l'autre
I. L’OREILLE DE MARCEL PROUST .
Beaucoup de choses ont été écrites sur la place et le rôle de la musique dans l’œuvre de Marcel Proust – on se contentera de citer le Proust musicien de Jean-Jacques Nattiez, Christian Bourgois, 1984-1999 qui, outre ses nombreuses références bibliographiques, aborde le problème qui nous intéresse (pp. 80-81 de l'édition 1999 et deuxième partie du livre intitulée "La musique comme modèle"). On a beaucoup parlé de la sonate de Vinteuil ponctuant magnifiquement l'œuvre de Proust et incarnant dans Un amour de Swann la relation passionnelle de Swann à Odette.
Et c'est encore de cette sonate dont il va être question, non pour lui attribuer une fois encore un auteur, car tout a été dit sur ce sujet, y compris par Proust lui-même dans sa fameuse dédicace à Jacques de Lacretelle (datée du 28 avril 1918) : elle n’a pas de référence bien précise. Il y a du Saint-Saëns dedans, mais aussi du Franck et du Wagner. Peu importe donc le texte. Ce qui, en revanche, nous intéresse c’est l’attention et le mouvement de conscience que la sonate de Vinteuil met en œuvre chez Swann et/ou chez Proust lui-même. Mon hypothèse est que le travail littéraire de Proust ne nous apprend pas grand chose sur Vinteuil et ses différents doubles, ni sur sa musique. En revanche on y trouve des choses décisives sur "une certaine façon de d'écouter la musique". L'oreille de l'auteur de La Recherche n'est pas celle de tout le monde. Mais elle renvoie à une conception de la musique, très diffusée en Occident depuis des dizaines de décennies et ce n'est en tout cas pas la même oreille que celle des Jazzmen, ou celle des paysans marocains, sardes et albanais que je fréquente par mon métier. D'où le titre de ce chapitre : "L'oreille de Marcel Proust".
Rappelons que dans Un amour de Swann, la sonate de Vinteuil et sa "petite phrase" apparaît quatre fois (je passe sous silence l'exécution dans la petite île du bois de Boulogne, car la description qu'en donne Proust est moins intéressante du point de vue analytique). Quatre fois qui correspondent à quatre situations distinctes, chacune d'entre elles incarnant l'évolution amoureuse de la passion de Swann .
Soit : 1) naissance de la passion amoureuse (pp. 33-34 de l’édition Folio) = chez les Verdurin; réduction au piano 2) développement de l’amour (pp. 71-72) = chez Odette; la phrase est jouée au piano par Odette elle-même, certainement moins bien que dans la version précédente ; 3) entrée en scène de la jalousie (pp.105-107) = chez les Verdurin de nouveau; la sonate est jouée en version originale; 4) évacuation de la passion dévorante (pp. 206-216) = chez Madame de St Euverte; également en version originale.
En analysant ces textes (ainsi que d'autres), Nattiez, après Samuel Beckett, démontre ce que les conceptions musicales de Proust doivent à Schopenauer [cf. Le monde comme volonté et comme représentation] et conclut à la dimension "métaphysique" de l'expérience musicale. Mais on peut aussi voir dans la description de Proust un modèle d'appréhension de la musique se déroulant selon par un processus que je me propose d'analyser.
Des quatre exécutions de la « petite phrase », la première surtout est du point de vue de la cognition musicale particulièrement intéressante en ce qu’elle est centrée sur l’acte d'écoute lui-même (la "conscience écoutante", pourrait-on dire). Le passage que Proust y consacre renvoie à une version "archétypale" de la sonate, selon la terminologie de Nattiez, op.cit. p.91 : elle est le commentaire d'une exécution de la sonate, qui donne l'illusion qu'elle est "en temps réel", mais qui, en fait, se réfère à une écoute précédente ("de l'année dernière") à la fois mémorisée et objectivée par une pensée réflexive.
Il s'agit d'un texte admirable, rare, courageux dans son intention et naturellement extrêmement subtil dans son écriture, dans lequel rien ne semble laissé au hasard.
Reprenons donc le texte pour le commenter – les chiffres ajoutés par moi à la fin des phrases de Proust renvoient aux analyses que j’y porte.
TEXTE DE PROUST :
[Swann] avait cherché à recueillir la phrase ou l’harmonie – il ne savait lui-même – qui passait et qui lui avait ouvert largement l’âme, comme certaines odeurs de roses circulant dans l’air humide du soir ont la propriété de dilater nos narines [1].
Peut-être est-ce parce qu’il ne savait pas la musique qu’il avait pu éprouver une impression aussi confuse [2],
une de ces impressions qui sont peut-être pourtant les seules purement musicales, inétendues, entièrement originales, irréductibles à tout autre ordre d’impression [3].
Sans doute que les notes que nous entendons alors, tendent déjà, selon leur hauteur et leur quantité, à couvrir devant nos yeux des surfaces de dimensions variées, à tracer des arabesques, à nous donner des sensations de largeur, de ténuité, de stabilité, de caprice. Mais les notes sont évanouies avant que ces sensations soient assez formées en nous pour ne pas être submergées par celles qu’éveillent déjà le notes suivantes ou même simultanées [4].
Et cette impression continuerait à envelopper de sa liquidité et de son “fondu” les motifs qui par instants en émergent, à peine discernables, pour plonger aussitôt et disparaître, connus seulement par le plaisir particulier qu’ils donnent, impossibles à décrire, à se rappeler, à nommer, ineffables [5]
– si la mémoire, comme un ouvrier qui travaille à établir des fonctions durables au milieu des flots, en fabriquant pour nous des fac-similés de ces phrases fugitives, ne nous permettait de les comparer à celles qui leur succèdent et de les différencier
Ainsi, à peine la sensation délicieuse que Swann avait ressentie était-elle expirée, que sa mémoire lui en avait fourni séance tenante une transcription sommaire et provisoire, [6]
mais sur laquelle il avait jeté les yeux tandis que le morceau continuait, si bien que, quand la même impression était tout d’un coup revenue, elle n’était déjà plus insaisissable [7].
Il s’en représentait l’étendue, les groupements symétriques, la graphie, la valeur expressive [8];
il avait devant lui cette chose qui n’est plus de la musique pure, qui est du dessin, de l’architecture, de la pensée, et qui permet de se rappeler la musique [9].
Cette fois, il avait distingué nettement une phrase s’élevant pendant quelques instants au-dessus des ondes sonores [10].
Elle lui avait proposé aussitôt des voluptés particulières, dont il n’avait jamais eu l’idée avant de l’entendre, dont il sentait que rien autre qu’elle ne pourrait les lui faire connaître, et il avait éprouvé pour elle comme un amour inconnu [11] .
D’un rythme lent elle le dirigeait ici d’abord, puis là, puis ailleurs, vers un bonheur noble, inintelligible et précis [12].
Et tout d’un coup, au point où elle était arrivée et d’où il se préparait à la suivre, après une pause d’un instant, brusquement elle changeait de direction, et d’un mouvement nouveau, plus rapide, menu, mélancolique, incessant et doux, elle l’entraînait avec elle vers des perspectives inconnues [13].
Puis elle disparut. Il souhaita passionnément la revoir une troisième fois. Et elle reparut en effet, mais sans lui parler plus clairement, en lui causant même une volupté moins profonde [14].
Mais, rentré chez lui, il eut besoin d’elle [15]
Il était comme un homme dans la vie de qui une passante qu’il a aperçue un moment vient de faire entrer l’image d’une beauté nouvelle qui donne à sa propre sensibilité une valeur plus grande, sans qu’il sache seulement s’il pourra revoir jamais celle qu’il aime déjà et dont il ignore jusqu’au nom [16]
I. LES ÉTAPES DE L'ÉCOUTE PROUSTIENNE :
Mots-clés du texte de Proust Commentaire analytique
1. SUBMERSION
1. « Dilatation » SENSATION PURE,
DONT SEULS LES EFFETS
PHYSIOLOGIQUES SONT PERçUS.
2. « Impression » À LA FOIS CONFUSE ET
INSTANTANÉE
3. « purement musicale » IRRÉDUCTIBLE À TOUT AUTRE
ORDRE D’IMPRESSION
4. conscience « submergée » CATACLYSME SONORE ; LA CONSCIENCE, INCAPABLE
D’ARRETER LE TEMPS , CONSTAMMENT BOUSCULÉE
PAR L’ITÉRATION MUSICALE
5. phénomènes « impossibles PHÉNOMÉNOLOGIE INSTANTANÉISTE
à décrire, à se rappeler »
2. EXTRACTION D'UNE FORME :
6. « transcription sommaire et MÉMOIRE DE TRAVAIL
provisoire », « fac simile » proposant une forme [« transcription »]
« mémoire ouvrière »
7 « sur laquelle il avait jeté les yeux » PRISE DE CONSCIENCE DE LA FORME
SUPPOSANT une OPÉRATION ANALYTIQUE
8. « symétrie, graphie, valeur expressive » SE DEGAGE UNE FORME NETTEMENT IDENTIFIABLE
à travers sa réitération.
--> PROPRIÉTÉS DE CETTE FORME,
Elle est comme un graphisme :
1) symétrique (propriété objective), et
2) expressive (subjective)
9 [ce] « n’est plus de la musique pure » ; UNE CERTAINE INTELLECTION,
c’est de la « pensée qui permet de se FAISANT INTERVENIR LA MÉMOIRE A POUR EFFET
rappeler la musique» DE DÉTRUIRE L’IMPRESSION PREMIÈRE
SUPPOSÉE ÊTRE L’ESSENCE MÊME DE LA MUSIQUE.
10. « il avait distingué nettement ABOUTISSANT À LA CRÉATION
une phrase » D’UNE ÉPURE-MODÈLE
AUX PROPRIÉTÉS TRANSCENDANTES
11. « Elle lui proposé aussitôt DOTÉE
des voluptés particulières, dont il n’avait D’UNE FORCE AFFECTIVE
jamais eu l’idée avant de l’entendre » PARTICULIÈRE, DEVENANT
« amour inconnu” , un NOUVEL ETRE SONORE.
12. «Elle l'avait dirigé vers un GOUVERNANT LA CONSCIENCE
bonheur noble inintelligible et précis »
13. [entraînant l’auditeur] DONNANT ACCÈS
“vers des perspectives inconnues” à une forme de TRANSCENDANCE
3. APPROPRIATION DE CETTE FORME
14. « puis elle disparut… » LA FORME A DÉSORMAIS
« apparition pour la troisième fois » SON IDENTITÉ DANS LA MÉMOIRE procurant désormais « une volupté » moins profonde »
DOTÉE DE SES PROPRIÉTÉS AFFECTIVES SUJETTES À EROSION.
Elle aura aussi un nom (que Swann découvrira quelques minutes plus tard).
15. «Rentré chez lui DEVENUE PROPRIÉTÉ EXCLUSIVE DE
il eut besoin d’elle » LA CONSCIENCE ET CRÉANT MÊME
UNE DÉPENDANCE
16. « Beauté nouvelle » ---> MÉTONYMIE DE L’AMOUR
[…] « celle qu’il aime déjà »
Ce texte modélisant les différentes étapes de l'écoute musicale en trois phases passant par : 1) l'immersion, 2) une certaine activité mentale [mémoire de travail] aboutissant à une forme (qui dès lors "n'est plus tout à fait de la musique"), mais qui est déjà dotée d'une puissance affective; la partie que je nomme 2bis) renvoie à une description problématisante sur la nature de cette émotion dotée d'une nature et d'un pouvoir étranges [de sorte qu'on peut dire que pour Proust, l'émotion musicale est d'une espèce particulière]. La phase 3) est celle de l'appropriation qui se présente aussi comme une dépropriation de soi puisque la petite phrase révélée au narrateur deviendra objet de dépendance. On comprend à travers cette analyse en quoi l'écoute musicale est assimilable à l'amour, construit par la conscience et à laquelle, à terme, celle-ci s'assujettit.
Par seuils successifs, ordonnés et non interchangeables, il y a, durant l'écoute, une transformation de l'objet musique par la conscience.
ZONES D'OMBRE :
Il n'en reste pas moins que, malgré les lumières qu'il porte sur la cognition musicale, ce texte comprend un certain nombre de zones d'ombre.
Pour le musicologue, cette zone d'ombre est particulièrement marquée durant la deuxième phase, c'est-à dire après l'immersion de la conscience dans un magma sonore. Cette phase est celle de l'élaboration d'une forme ou, si l'on préfère, une image mentale dont Proust nous indique la nature, mais ne nous dit pas comment elle s'obtient. Est-elle nourrie par des représentations extérieures au texte lui-même ? suppose-t-elle des règles connues, implicites ou non ? passe-t-elle par le recours un modèle préalable touchant à l'harmonie, à la mélodie ? Curieusement, pour l'auteur de La Recherche, pourtant fort rôdé aux faits de culture, le mécanisme semble immédiat, automatique, non appris, inné, comme si aucun architecte ni aucune architecture n'avait guidé Swann (et donc Proust) dans l'établissement d'un certain nombre de plans pré-existant à son écoute. Cette opération analytique est totalement distincte de la précédente. Et son objet n'est plus de la "musique pure", la musique "pure" se réduisant au magma sonore caractérisant l'étape précédente (ce qui, par parenthèses, assez paradoxal).
Cette deuxième phase, donc, se caractérise par une opération de stricte abstraction intellectuelle qui aboutit à dégager des formes géométriques auxquelles Proust semble prêter des qualités universelles : dotées de la précision d'un dessin, symétriques [relevant d'une aptitude à goûter l'art classique], mais également expressives en ce sens qu'elles semblent s'être trouvées un destinataire, en l'occurrence l'auditeur lui-même qui pourra, dans l'étape suivante s'approprier la phrase, la dotant même d' une certaine objectivité : "c'est la phrase de la sonate de Vinteuil". Il y a ici une espèce de tour de passe-passe : La petite phrase semble "tomber du ciel" alors même que c'est évidemment la conscience qui la construit. Comment ? nous ne le savons pas. Outre qu'll s'agit d'une forme musicale "remémorée", son appréhension est armée de savoirs complexes et de références indicibles (ou en tout cas non dites par l'auteur).
La deuxième zone d'ombre relève aussi d' un tour de passe-passe, en germe déjà dans la troisième phase, et qui sera réaffirmée tout au long de la recherche. Elle tient essentiellement au statut affectif de la petite phrase, car contrairement à ce qu'on pensait avoir compris, alors même que le récit semble se concentrer sur des faits strictement acoustiques, cette petite phrase n'est pas (seulement) du son en ce sens qu'à travers son double, elle est dotée d'une étrange force symbolique. En fait, elle est une incarnation d'Odette – ce qu'en fait, on n'apprendra que beaucoup plus tard, lors de l'exécution à la soirée Saint-Euverte, pp. 210 et sv.
"Swann sentait présente [cette petite phrase] , comme une déesse protectrice et confidente de son amour, et qui pour pouvoir arriver jusqu'à lui devant la foule et l'emmener à l'écart pour lui parler, avait revêtu le déguisement de cette apparence sonore"
La musique-madeleine
Enfin– troisième tour de passe-passe fort récurrent chez Proust et même central dans son oeuvre : en même temps qu'elle naît, la phrase de la sonate devient souvenir et englobe dans sa supposée transcendance les conditions de son émergence. Cela aboutit à une sorte de contradiction renvoyant à ce qu'on pourrait appeler une "autonomie illusoire de l'image mentale" . La petite phrase ne s'affranchit pas (et ne s'affranchira jamais) de la situation qui l'a faite naître, de la même façon que le goût d’une madeleine, la sensation des pavés de Venise ou la familiarité acquise d’une peinture. Sa propriété transcendante, née d'une certaine ascèse d’écoute (étapes 2 et 3) n’en est donc pas une. Et c'est bien sous cette forme que la petite phrase apparaît la quatrième fois, à la fin d'un Amour de Swann (pp. 208-218), traductrice fulgurante d'un vécu qu'elle révèle.
[en l'entendant (chez Mme de Saint-Euverte)]... "Et avant que Swann eût le temps de comprendre, et de se dire 'C'est la petite phrase de la sonate de Vinteuil, n'écoutons pas!' tous ses souvenirs du temps où Odette était éprise de lui, et qu'il avait réussi jusqu'à ce jour à maintenir invisibles dans les profondeurs de son être, trompés par ce brusque rayon du temps d'amour qu'ils crurent revenu, s'étaient réveillés et, à tire-d'aile, étaient remontés lui chanter éperdument, sans pitié pour son infortune présente, les refrains oubliés du bonheur" [...] "il revit tout, les pétales neigeux et frisés du chrysanthme qu'elle lui avait jeté dans sa voiture [....] il sentit l'odeur du fer du coiffeur par lequel il se faisait relever sa "brosse" [...] , etc.
En définitive, cet extrait tire sa force et sa valeur du fait qu'il ne traduit pas un moment d'attention musicale fugitif et abstrait, mais s'efforce de traduire par un procédé strictement littéraire les différents rouages d'un mécanisme vécu de l'intérieur, révélateur d'une "certaine façon d'écouter la musique", à la fois dense et profonde, mais dont on aurait tort de penser qu'elle est universelle.