Lortajablog: ça se discute

NOTES :

[1] Paese est un mot italien, couramment utilisé pour définir le village et ses habitants (en sarde : « bidda »).

[2] « atmosphère d’Orgosolo » :  L’expression est aisée à traduire dans sa forme, mais renvoie à un sens beaucoup plus riche, car cette atmosphère est celle d’un lieu en effet, mais renvoie tout autant à une façon-d’être dans ce lieu.

[3] « Neveu » [nepode en sarde, nipote en italien]  comme dans la majorité des langues latines (et même en vieux français)  renvoie à deux réalités: fils du frère ou de la sœur, du beau-frère ou de la belle-sœur, mais aussi petit fils (lignages confondus). Cela fait beaucoup de monde en pratique. Concernant le ballu d’Orgosolo en tant que réalité phonique, il me faut citer une autre anecdote.

Un soir d’été, à la fin des années 80, lors d’une fête patronale d’un petit pays (paese) du centre Sardaigne, j’entends un ballu que j’identifie immédiatement comme originaire d’Orgosolo. Je demande qui est le suonatore. – « Godi », me dit-on. Je m’approche du garçon, lui disant que j’avais connu à Orgosolo, il y a plus de dix ans un Antonello Godi, qui jouait comme lui  « – Je suis son nipote » me répond-il. « – Mais c’est « son » ballu  que tu joues ». Il me le rejoue ; c’était bien « lui » en effet. Mais il m’apparut alors que le ballu du neveu comprenait des parties variées (picchiadas en sarde) que je n’avais pas entendues chez Antonello. De mon côté, j’en connaissais d’autres que son nipote ne connaissait pas ou avait oubliées. Nous passâmes une bonne heure à échanger nos savoirs, moins à produire une musique qu’à « recomposer » l’image acoustique d’Antonello. Le nipote connaissait une partie de son jeu, de ses habitudes, de ses doigtés, de ses sfumature (nuances) expressives, moi j’en connaissais une autre. Nous avions deux images acoustiques qui, se juxtaposant partiellement ou se complétant, composaient musicalement non pas tant le ballu d’Orgosolo, dont personne ne saura jamais définir les confins exacts, mais  l’homme qui l’avait incarné et que, chacun de notre côté, avions connu. De fait, nous fîmes revivre Antonello une heure durant et devant des jeunes d’Orgosolo qui ne l’avaient jamais connu.

[4] J’ai exposé ce système d’interdictions dans Lortat-Jacob 1980. Il s’agit d’un véritable système qui n’est d’ailleurs pas spécifique à une forme de puritanisme berbère . En résumé : un homme ne peut pas chanter en présence de ses enfants (et un enfant en présence de l’un ou l’autre de ses parents) et encore moins en présence d’un membre direct de sa belle-famille. Cette règles est connue de tous… et, comme toute règle, souffre de nombreuses exceptions. La fête, e.g. mariage (tamghra) constitue l’exception majeure puisqu’en cette occasion, la musique est non seulement autorisée, mais indispensable.

[5] Grande danse collective chantée et accompagnée de tambours constituant l’ossature acoustique de toute réunion festive (cf. notamment Lortat-Jacob 1980).

[6] « Extra-musical » , souligné par moi, est l’expression qu’utilise Bonini Baraldi. Je reviendrai sur cette question en conclusion.

[7] Cela ne veut pas dire que les absents n’ont droit qu’au silence, mais, plus simplement, qu’ils ne seront pas les mieux servis au cours de la suite d’airs qui « composeront » la fête.

[8] On pourrait objecter que le concept d’ « écoute experte » n’est pas vraiment satisfaisant puisqu’il n’existe pas à proprement parler d’écoute « inexperte » et que,  écouter c’est toujours expertiser. Mais il y a une certaine façon d’être expert et de se considérer comme tel, qui revient à s’attribuer un droit, voire à le proclamer : droit de mutation, pourrait-on dire, apte à transformer l’appréciation esthétique personnelle en verdict. Le « j’aime bien cette interprétation» se transforme d’abord en : « pour moi, cette interprétation est la plus belle », avant que ne soit abolie toute précaution oratoire et que le « pour moi », disparaisse. L’énoncé ne relève alors plus de l’appréciation, mais du jugement – un jugement qui s’accorde à lui-même une légitimité. Le paradoxe est que les jugements de goût prétendument objectifs se fondent non seulement sur une connaissance de la forme musicale et du répertoire, mais sur des relations proprement subjectives et strictement personnelles, voire sur une intimité avec leurs interprètes (si, du moins ils sont en vie).

[9] Cela aboutit à la situation suivante :  il y a autant de groupes de tifosi que de genres musicaux  en usage dans la plupart des villages de Sardaigne : principalement poésie chantée, chant polyphonique a tenore, chant à guitare, danse. Ce qui définit le tifoso, c’est bien entendu un attachement particulier à l’un ou l’autre de ces genres (rares sont ceux qui cumulent plusieurs passions simultanément) et aussi le fait – selon nous très important – qu’il pratique (plus ou moins bien) lui-même le genre qu’il soutient. Cet attachement particulier fait que, presque toujours, il connaît personnellement les chanteurs, poètes ou musiciens qu’il suit même parfois de fête en fête. La musique (et la danse) est donc publique, mais sa pratique s’affirme et se confirme surtout à travers des relations privées, interpersonnelles.

[10] Le mot ‘oghe n’est pas facile à traduire. Caul-Futy propose la traduction : « parcours mélodico-rythmique », mais c’est surtout une trace musicale calibrée, identifiée, mémorisée – un « tune »  diraient les anglophones.

[11] Le palco, c’est la scène – en l’occurrence un ensemble de planches posées sur des échafaudages métalliques – montée à l’occasion des fêtes de village, et surélevant de deux mètres environ les chanteurs par rapport au niveau de la place… et d’un nombre important   de décibels le niveau de leur voix grâce à une amplification généralement de médiocre qualité. 

[12] Pour une analyse de la sonate de Vinteuil, voir <http.lortajablog.free.fr>, section « ça se discute », chapitre « L’oreille de Marcel Proust ».

[13] selon un clivage très contrasté, relevé par Bonini Baraldi (2010 : 158 et sv. ) entre gens « de la famille » [neamuri] et « étrangers » [straini].

[14] Concernant la lamentation « authentique et sincère », cf. Bonini Baraldi, 2010 : 159-163.

[15] L’aventure artistique se termine par une musicalisation complète de ce texte à des fins de concert. Le texte initial devenant chanson avec accompagnement instrumental conduit par des musiciens tsiganes ou originaires de Tchameria.

[16] Documentée dans le film Chant d’un Pays perdu, tourné en 2006 à la frontière albano-grecque ;  réalisation Bernard Lortat-Jacob et Hélène Delaporte. DVD ; CNRS/Images, 2008. 

[17] De ce point de vue, je me range à la position d’un Eric Landowski (2004 : 35-36) qui parle d’une ‘sémiotique de l’expérience’. « Le sens, nous dit-il, n’est de notre point de vue ni à ‘découvrir’ tel quel parmi les choses, ni à ‘reconnaître’ dans des messages codés, ni même à ‘libérer’ en jouant de la littéralité des énoncés. Il faut toujours le construire, et le construire au moins à deux. Car s’il existe en tant que matière vive, ce ne peut être que comme le produit de la mise en présence de deux instances compétentes pour interagir en situation, l’une en tant que ‘sujet’, l’autre qu’’objet’, quitte à ce que ces positions soient en théorie toujours interchangeables ».

[18] et dont on se débarrasse souvent avec difficulté –  cf.  la description par Oliver Sacks de ce que, dans son beau livre (2009), il appelle les « vers musicaux» (« musical worms »).

 

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