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Une langue des affects 
Tant d'affects sous une voix !

 

Nina Simone
Nina Simone

On peut aborder la question des affects à partir de Nina Simone.

Affectée par sa position de femme noire, parlant d'autres femmes noires, affectées elles aussi, avec ses mots et sa voix pour le dire. Tout converge, semble-t-il, pour nous affecter nous aussi.
Four women by Nina Simone
My skin is black
My arms are long
My hair is wooly
My back is strong
Strong enough to take the pain
It's been inflicted again and again
What do they call me
My name is aunt sarah
My name is aunt sarah

My skin is yellow
My hair is long
Between two worlds
I do belong
My father was rich and white
He forced my mother late one night
What do they call me
My name is siffronia
My name is siffronia

My skin is tan
My hair's alright, it's fine
My hips invite you
And my lips are like wine
Whose little girl am i?
Well yours if you have some money to buy
What do they call me
My name is sweet thing
My name is sweet thing

My skin is brown
And my manner is tough
I'll kill the first mother i see
Cos my life has been too rough
I'm awfully bitter these days
Because my parents were slaves
What do they call me
My Name is Peaches



1) Selon Deleuze1 , l’affect (« affectio ») serait un mode de pensée à part entière [souligné par moi], au moins aussi important que le mode « attributif » auquel il s’oppose et dont la langue s'est fait une spécialité. Il s’en démarque en ayant notamment pour propriété d’être « non représentatif » (Deleuze, 1981). Au risque d'adopter un racourci plutôt drastique, c'est aussi Emotion et Raison qui s'opposent à travers cette distinction dont Damasio, dans sa fameuse thèse (1994/2001),  démontre de façon décisive l'étroite solidarité.   Il n'en reste pas moins que le champ du rationnel et celui des affects ne se confonde pas. En témoigne la désastreuse aventure de Phineas Gage exposée brillamment par Damasio, à partir de laquelle on peut déduire, avec Damasio lui-même (2001 : 107) que la raison est dotée d'une fonction téléologique, dévolue essentiellement à la poursuite d'un "but" – une fonction qui la distingue en effet du champ apparemment désordonné des affects.

 
2) Claude Hagège qui est l'excellent linguiste que l'on sait,  n'ignore pas non plus le rôle central des affects dans la communication humaine 2 . Ils seraient même essentiels. On ne peut qu’en prendre acte. En fait, ils sont présents non seulement dans les situations qui, à l’évidence les réclament ou les manifestent (relations amoureuses, colère, haines de toute nature, etc.), mais tout autant dans des situations supposées « froides » : les rencontres entre chefs d’Etat par exemple, dont la réussite est assujettie à l’esprit qui les anima (froideur, cordialité, chaleur, etc.) et se mesure aux signes ressentis et échangés.

Le linguiste remarque cependant, en s’en étonnant d’ailleurs, que la centralité-même des affects ne requiert aucune structure morphologique ou grammaticale, qui leur assignerait une réalité spécifique ou structurale. Aussi central soit-il, le plan affectif n’aurait besoin d’aucun support formel pour être identifié comme tel 3

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Le paradoxe, s’il intrigue le linguiste, ne peut qu’interpeller le musicologue. 
D'au moins  deux façons : La première part d’un constat : en dépit du rôle dominant d’un certain formalisme sur les sciences musicales, qui trouve chez Hanslick ses fondements théoriques les plus solides, personne ne peut ignorer la dimension proprement affective de la musique  – et moi, pas moins que les autres (cf. un de mes premiers articles datant de 1978 4 ) : celle-ci existe d’abord et surtout par les capacités d’action susceptibles de toucher ceux qui la produisent et l’écoutent.   En outre  – mais il ne s'agit là que d'une incise – on devra s'étonner de ce que la musicologie, toujours séduite par les avancées structuralistes et génératives d'une certaine linguistique, n'emprunte à cette dernière ce qui, en définitive, pourrait importer le moins, privilégiant les aspects structurels de la musique (qui sont certes incontestables)  au détriment des effets qu'ils produisent et, in fine, de leur raison d'être.
        La seconde relève du programme. On peut en effet se demander si, en refusant de désigner formellement les affects, la langue ne laisse justement pas à la musique le soin d’en explorer les ressources.  Cette hypothèse pourrait justifier, sinon expliquer, le fait qu'elle joue un rôle si important à l’échelle de la planète. Mais ce rôle, il reste, bien entendu, à le comprendre : à savoir de quelle façon et à quel prix il peut être tenu, et surtout pour quelles raisons la musique se voit dotée d’une si étonnante capacité. L’enjeu est de taille puisqu’il s’agit d’aborder des questions que la puissante et prestigieuse linguistique générale laisse sans réponse. Et l’ambition est large puisqu’elle oblige à sortir la musique d’une certaine musicologie qui, sous prétexte d’objectivation, l’emprisonne sans aucune perspective téléologique, et comme dans un écrin, en refusant de la voir autrement que comme un « ensemble de sons organisés».

3) Il ne s’agit pas de nier l’existence de cette organisation (de toutes façons, le monde des hommes, comme celui des dieux, laisse peu de place au chaos), mais d’en comprendre les limites, en se souvenant du reste que, dans l’état de nos connaissances, aucun type de configuration syntaxique, aussi « organisé » soit-il, ne peut raisonnablement être tenu pour responsable de l’efficacité de la musique. Il y a bien là un paradoxe : tous les musicologues du monde parlent de forme et de structure et utilisent leur science à réaliser de fastidieux inventaires de phrases, de segments, de motifs,  à base de A, de A’, de B, de B’ de X et de Y – inventaires qui, ab initio comme in fine ne nous apprennent pas grand chose sur la pensée musicale et sur les effets qu’elle induit. Cela devrait suffire à nous autoriser à chercher ailleurs, endossant en quelque sorte la veste d’un clinicien, qui guide sa pratique non pas à partir de connaissances pharmacologiques abstraites qu’il aurait acquises durant ses études, mais à partir d’observations empiriques et guidé par la connaissance de ses patients,  utilsant des recettes qu’il connaît pour leurs effets. C’est donc de musicologie « clinique » qu’il sera question ici.

La musique, en tant que langue des affects, 4)  tirerait sa centralité, et partant son universalité, de cette fonction même. Telle est donc l’hypothèse, dont l’ethnomusicologie, par ses acquis et ses connaissances « de terrain », ne manquera pas de redimensionner la portée générale

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De longue date, on le sait, notre discipline tire parti et bénéfice d’une approche culturelle de la musique – cf. le credo « Music as Culture » de Merriam. Dépendants de la musique et modulés par elle, les affects eux-mêmes n’échappe(raie)nt pas à toutes sortes de déclinaisons culturelles : pour universels qu’ils soient, ils se soumettent à des codifications culturelles à la fois particulières et communes à un groupe lorsque fondées des représentations partagées. Et c’est pour cette raison que leur étude relève d’une certaine ethnomusicologie culturaliste et pas uniquement d’une psychologie générale de la musique qui, tendanciellement cherche à ses acquis scientifiques à travers un aplatissement des différences 5 , et non à partir d’une exaltation de celles-ci.
 
5) Puisqu'ils n'ont pas de fonction attributive,  on peut se demander alors s'il est justiié de conférer aux affects le statut de "langage".
    On répondra à cette question de deux façons : tout d'abord théorique; on comprend mal les raisons qui justifieraient d'exclure de la langue tout ce qui ne relève pas, à proprement parler, d'un savoir encyclopédique et l'on devra admettre que les expressions vocales monoacticulées jouent un rôle essentiel dans la communication humaine [cf. section suivante fondée sur des exemples précis]  et que, pour parler brièvement, ils entrent de façon décisive dans les systèmes de communication et, plus largement, en tant que fonction homéostatique [cf. Damasio 2,  et référence à l'article de G. Rouget dans l'Homme].

6) Il nous faudra connaître la nature de cette «pensée à part entière» et le fonctionnement de cette « langue des affects » dont Deleuze nous dit (op. cit.) qu’elle n’est dotée d’aucun « pouvoir  attributif ». On notera que la définition de Deleuze est  «en creux » et que, strictement négative, elle ne nous permet pas de comprendre de quelle façon s’incarnent et se transmettent les affects, ni même au fond, à quel système d’idéation ils ont recours. Le débat est donc franchement ouvert. Mais d'emblée, on peut se poser la question : les logiques discursive et affective sont-elles de même nature ?  A priori, la réponse est Non, car, dans sa fonction attributive, la langue adopte des lignes de raisonnement objectivables et pleinement définis (ainsi, la pensée scientifique qui, par définition est "a-affective"). A l'évidence, l'ordre des affects – et notamment les associations qu'il met en oeuvre –  procède tout autrement. Mais à la vérité, si l'on sait comment fonctionne la logique attributive, la logique affective est probablement d'une autre nature et comprend des zones beaucoup plus obscures.
 
7) En apparence, on aurait donc affaire à deux catégories de sens affectives/attributives, qui seraient nettement différenciées. Mais, si l'on suit Hagège,  ce n'est pas la langue stricto sensu qui assurerait cette différenciation. Certes au niveau du lexique, certaines locutions, surtout verbales, engagent le sens dans une direction attributive ou affective, mais le  lexique n'est pas seul à opérer. 
    En témoignent les exemples suivants  :

    1) "Le fond de l'air est frais"; 2)"Comment ça va ? - Je vais bien".
    Le premier énoncé est d'ordre attributif (c'est une information climatologique ordinaire) et le second, affectif (il s'agit d'un vécu qui se sert de mots pour s'exprimer comme tel).
    Mais on ne peut pas ne pas  observer que ces deux énoncés se ressemblent étrangement puisque l'un et l'autre, dans un contexte quotidien, se caractérisent par leur faible portée sémantique. Ce sont des expressions qui, dans toutes les villes de France et de Navarre, sont là moins pour être comprises que pour être entendues. A la frontière du rituel et de l'échange, elles collent l'une et l'autre à une règle sociale. Tout se passe comme si le statut sémantique porté par les mots de la langue se voyait réduit à l'usage qu'on en fait.  Pour qu'il y ait sens – un sens "retrouvé", pourrait-on dire – il faut qu'entre en jeu une certaine "musique des mots" ou, ce qui revient au même, certaines propriétés énonciatives. Bref, la fonction attributive est ici secondaire.
   Car peu importe que le fond de l'air soit chaud ou frais : il est ce qu'il est,  et éventuellement le thermomètre pourrait nous en dire davantage (mais il n'est pas nécessaire de le consulter); ce qui compte ce n'est pas "l'air du temps qui se rafraîchit" [cf. chanson de B.L.-J. sur ce thème dans le "Bloggy Blues"] ; mais c'est bien plutôt l'air (au sens de "aria") qui chante cet éventuel rafraîchissement. De sorte qu'un énoncé de ce type ne semble pas fait pour donner à des informations climatologiques, mais pour qu'on sache l'entendre.

Bref, tout énoncé est susceptible d'emprunter une dimension affective, quelles que soient – au départ – les propriétés que le linguiste lui attribue et tout énoncé est candidat à une lecture ou une écoute affective

 
8) Ceci étant dit,  si la musique sollicite pleinement les affects, on sait qu’elle peut également se voir dotée de pouvoirs attributifs dont la langue, de son côté, se fait une spécialité 6 . Elle le fait,ou peut le faire, grâce à des codes qui lui sont propres  (cf. Lortat-Jacob, 2006). Il nous faudra alors savoir si ces deux fonctions, « attributive» et « affective », dont on ne sait pas encore en quoi elles se différencient sur le plan cognitif, constituent ou non des systèmes distincts 7 , en sachant qu’elles mettent en oeuvre des pratiques culturelles et des modes d’écoute fortement différenciés .
 
9) Si la musique est la langue des affects, deux questions se posent: est-elle seule à l'être ? et pourquoi se voit-elle dotée d'une telle attribution ?
   A la première question, la réponse est non, bien sûr. Tout simplement parce que, à la suite de Hagège notamment, on ne saurait de bonne foi nier à la langue une certaine capacité à intervenir dans les affects – on verra comment un peu plus loin. Ensuite,  Damasio n'a-t-il pas démontré de façon décisive que les affects (et les émotions en tout premier lieu) étaient essentiels à la pensée et au raisonnement, puisqu'on ne peut entraver le libre jeu de l'un sans altérer le fonctionnement de l'autre ? On en déduit donc que les affects n'ont pas d'autonomie cognitive, et ceux que solicite la musique, pas davantage que les autres. En fait, l"émotion musicale", dont je soulignais l'importance il y a exactement trente ans, est une expression commode mais qui, à proprement parler, relève d'un abus de langage : il n'y aurait pas  d'émotion musicale à proprement parler [entendons "propre à la musique"]; l'adjectif "musical" est ici trompeur et l'on pourrait même dire qu'il est faussement qualitatif puisqu'il ne qualifie rien du tout. 
etpourquoi se voit-t-elle dotée d'une telle attribution ?
 
    La seconde question est plus complexe et sera abordée dans les pages qui suivent puisqu'il s'agit précisément de cerner la nature du musical ou plutôt d'un musical qui, comme je l'ai dit, n'existe qu'à travers la pensée et le corps de celui qui en perçoit les effets.

10) Si, d’une part, le linguiste ignore les affects, au motif que, selon Hagège (op. cit.), ils ne se localisent pas en des structures spécifiques ; et si, d’autre part, et pour d’autres raisons, le musicologue ne leur accorde pas la place qu’ils doivent avoir, il y a à la fois un problème, mais aussi une esquisse de solution :
 

il s’agira tout simplement de recentrer le champ d’observation sur ce que les deux spécialités traitent habituellement à la marge; de joindre ces marges, en quelque sorte, en les rendant constitutives d’un champ de recherche spécifique. Renvoyant à  la définition même de la musique, ce champ de recherche, on l’a dit, trouve chez Rousseau une certaine paternité, pour qui la musique et la langue se rejoignent en ce qu'ils sont liés par la mélodie [Essais sur l'origine des langues, ouvrage posthume, 1781].  Une autre, plus récente, est à chercher chez Fonagy 8 ... Sans parler d'autres sources que je n'ai pas encore pris le temps de chercher

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11)  Tout cela revient à dire que, à l’évidence, il y a dans la langue une composante musicale, comme il y a, en musique, une composante linguistique. Une langue, en effet, « chante » sans être pour autant musique – entendons qu’à des fins expressives, elle adopte des profils mélodiques et rythmiques dont la musique s’est fait une spécialité. De façon symétrique, une musique «parle » , se structure en phrases et joue souvent avec la signification sans être pour autant une langue au sens classique du terme. S’il en est ainsi, c’est non seulement parce que langue et musique sont toutes deux d’essence vocale 9 , qu'elles recourent à un système articulatoire identique (poumons, cordes vocales résonateurs, etc) et qu’elles partagent le même corps [notion d’embodiment], mais surtout parce que l’une et l’autre sont susceptibles d’être branchées sur les mêmes affects et de les solliciter, au moins partiellement, de façon commune. Elles partagent, localement ou non, les mêmes « intonations », si l’on veut bien donner à ce mot sa plus large acception. Mais on notera une curieuse asymétrie d’usage, car si pour la linguistique (au moins classique), l’intonation se cantonne – c’est le cas de le dire – dans la prosodie supra-segmentale, pour la musicologie, elle renvoie au champ de l’expressivité  – un champ musical quasi universel 10 qui a précisément pour principale caractéristique de s’ancrer dans les affects. Nous reviendrons, bien sûr, sur ce point.

12) Au coeur des ressources sémantiques de la musique (tout entière) et de la langue (en partie), ces affects,  se voient donc dotés de formes acoustiques qui relèvent pleinement de notre champ d’étude : profils intonationnels, dynamiques expressives, grain de la voix, sanglots, chevrotements, recherche d’expression, jeux d’imitation, oppositions de registres, débits vocaux, symétries rhétoriques, détours du sens via le sentiment, place et rôle des silences, mots sans signification, et tout autant significations musiquées sans paroles, etc.

 
Mais puisqu’il s’agit moins de cerner des formes sonores que de comprendre comment celles-ci naissent, s’incarnent, se développent, mobilisent la sensibilité et guident l’entendement, on ne saurait s’en tenir à un simple inventaire de ce type, aussi complet fût-il. Les affects sont des processus individuellement et socialement construits ; leur existence ou, en terme phénoménologique, leur apparition, obéit à des représentations complexes, hautement contextualisées et, somme toute, composées. A ce titre, leurs référents sonores n’ont pas d’autonomie structurelle.
 
13)  Parlant d'affects, il est indispensable d'envisager les processus qui les mettent en mouvement en d'autres termes de traiter des "modes d'affectation", dont rien ne nous dit qu'ils agissent tous de la même façon. Tout concourt au contraire à stipuler leur diversité :
    – Le musicologue peut se demander quel rapport il y a entre la sensation pure (les ondes graves touchant directement la zone basse du ventre d'un contrebassiste, par exemple) et le raffinement sensorio-intellectuel très particulier auquel recourent les harpistes Nzakara ou Fang, les chanteurs de quintina en Sardaigne, et tout autant les Steve Reich et les J.-S. Bach dont les oeuvres sont pleines de "pièges à penser" et de "pièges à entendre".
    –   L'ethnologue est toujours là pour nous rappeler que les affects mettent en oeuvre de puissants filtres, par nature variables selon les cultures.
    –   Le linguiste se déclare incapable de leur attribuer une quelconque autonomie formelle et structurelle, 
   – Pas plus que le psychologue  ou le neuroscientifique qui en cherchent toujours l'exacte place et fonction dans le cerveau et qui voient en eux l'expression constitutive d'une capacité humaine de représentation. 
 

Bref,  une autonomie complète du champ des affects, sous-tendue par une théorie essentialiste (ou ce qui revient au même, sensualiste), ne semble pas défendable, car si, comme l'a démontré magistralement Damasio, la raison ne peut fonctionner sans le secours de l'émotion, on peut supposer que l'émotion ait à son tour pleinement besoin de la raison. Bref, les affects auraient en eux quelque chose de nécessairement '"raisonnable"

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Langue et musique

Reprenons notre premier schéma supposant l'existence d'une double dichotomie : fonction affective=musique versus fonction attributive=langue. C'est à dire, en laissant à la musique une grande pard des affects et à la langue la possibilité quasi exclusive de "parler", de  "dire" des choses, de construire des savoirs, etc.
Sur cette base, nous pouvons compléter la figure 1 (à gauche ci-dessous) afin qu'elle devienne la figure 2 (à droite)
 
Fig. 1
Fig. 1
========>
Fig. 2
Fig. 2
 
fig. 1 versus fig. 2
 

Cette nouvelle configuration a le mérite de rappeler :

 

1) que, dans le cadre d'une musicologie s'intéressant aux effets de la musique et tout autant aux effets des sons organisés affectant la structure de la langue,  c'est surtout  la vaste zone surlignée en jaune qui retient notre attention.


2) le rôle essentiel de la pragmatique. En d'autres termes, le rôle du contexte dans la construction du sens – un sens qui ab initio comme in fine relève de  l'intention des acteurs en présence.

3)  Le fait que langue et musique se ramifient (dans le haut de la figure) en codes en partie spécialisés. Codes qui, dans le cadre de cette étude ne nous intéressent que secondairement.




L'expression des affects : un tronc commun musique/langue. 

Codes en partie spécialisés en effet car, à bien y penser,  il apparaît que l'expression des affects partage un champ commun à la musique et à la langue.
En tant qu'altérateur de texte (cf. infra), cette expression, aussi musicale soit-elle,  peut s'entendre à partir de référents verbaux.  C'est ainsi qu'un tempo jugé trop lent exprimera la  langueur ; un tempo trop rapide, la précipitation. Lorsque les transitoires d’attaque sont marqués, l’expression est tenue pour « martiale », ou « sèche », etc. Dans tous ces cas – et bien entendu, dans beaucoup d’autres –, le signal acoustico-musical se prète à l'usage de mots. C’est ainsi que sont susceptibles d’être encodées par la langue et/ou la musique non seulement  les six émotions de base : peur, tristesse, dégoût, joie, surprise, colère [cf. la colère de Beckmesser dans  “Les Maîtres Chanteurs” ou celle de Dona Elvire dans Don Giovanni, par exemple], mais aussi :

    °  L’angoisse [augmentation du halètement, rôle du souffle notamment et rétrécissement  de l’ambitus mélodique, dans le parlé comme dans le chanté [cf. Fonagy, opus cité,  p.129]]
    ° L’autorité, l’agressivité [se lit à la fois dans le durcissement des consonnes [Fonagy, p. 18] et dans le durcissement des transitoires musicaux] et, à l’inverse,
    ° La douceur passant par l’allongement des voyelles et leur “mélodisation” musicale.
    ° La précipitation [prédilection pour les phrases courtes et l’élocution rapide], et encore :
    ° La coquetterie (ou la séduction) [ ex. “Tralala des manières”]
    ° la bravade (le “narguer”) : [“Na-na-nère”]
    ° Le défi [Tart’t’atin]
    ° La décontraction emphatique [“Voyez-vous dans la vie”/swing lent]
    ° La flânerie [style “ballade”]
    ° L’élégance, le détachement, la réserve [le cool]
    ° L’emphase [jouer de façon emphatique, “off-beat”, “arioso”, “tempo rubato”, pathos]
    ° La douleur,  la supplication, la plainte [le son “meurt”; lamento d’Ariane]
    ° le grave versus  le primesautier [se lit dans le tempo]
    ° la sexualité, via le gender autant que l’a-sexualité [registres et timbres androgynes]
    ° le conformisme [académisme] versus le déjantement [‘hors-norme’]
    ° La langueur nostalgique, l’enchantement, le dépit, etc.
    ° La concision formelle versus le bavardage
    ° La supplication, la plainte, le regret, l’indignation [profil de phrase musicale]
    ° L’assertion [coup de glotte initial / attaque marquée]
    ° L’interrogation [l’accord de Petrouchka]
    ° L’interjection [proche de la question également : Georgia]
    ° La menace [se lit dans le timbre et le profil mélodique]
    ° L’admonestation, la remontrance, l’objurgation, etc. [cf. Autorité]
    ° Le renforcement d’un propos (surlignage : le “Na” des enfants, la ponctuation redondante]
    ° + globalement, l’héroisme, la grandiloquence [cf. Chopin]
Existent également des rhétoriques communes à la langue et à la musique :
     ° l’éloquence
    ° la logique (logique du discours linguistique et musical y compris le “donc” qui existe également en musique];
    ° l’expression de la contradiction [via la contramétricité, par exemple]
    ° L’ironie [distanciation, froideur et rhétorique de “mise en écho”]
Plus largement, la musique et la langue sont l’une et l’autre en prise directe non seulement avec le temps, mais aussi avec l’espace : le proche (exprimé notamment par une voix claire) et le lointain (voix obscure).
 

Pôles et fluidités

Après avoir évoqué ce qu'ont en commun les codes spécialisés musique/langue (zone grise de la figure 2 ci-dessus) , il nous faut nous intéresser à ce qui se passe la zone centrale (en jaune), à partir de deux exemples significatifs : 

Ecoutons-voir le très rigolo "Hyena Stomp" de Jelly Roll Morton

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[Jelly Roll Morton, "Hyena Stomp""]

Le rire chanté de Jelly Roll nous installe précisément dans une ambivalence. Le rire n'est pas tout à fait de la parole – c'est, par excellence l'expression d'un affect. Or, cette expression vient ici doubler la musique, définie elle-même comme "langue des affects". Ce jumelage occasionnel (et à dire vrai exceptionnel) a le mérite de mettre en évidence l'efficacité dominante d'un procédé sur l'autre. Ici, le rire – expression évidente de la joie – l'emporte sur la musique et, du fait de son ambiguité sémantique, celle-ci n'a d'autre possibilité que de lui emboîter le pas. Bref, on rit surtout en entendant Jelly Roll.

Avec El nino de Almaden, nous sommes dans une situation opposée, en ce sens que le choix de l'interprète autant que l'attention auditive semblent entièrement centrés sur l'expression musicale elle-même.

[El nino de Almaden, "Lamento minero"]

Après un court prélude à la guitare, El nino lance quatre séries de sons vocaliques "a, ï , o, ï",  la quatrième occurrence est faite d'un "ê" ouvert, à fonction  conclusive. On est déjà en bout de piste, semble-t-il, car tout semble avoir été dit à partir de ce début : à la fois mélodie de voyelle et quintescence de parole. . La deuxième intervention de El nino (après un interlude à la guitare)  passe par l'émission d'un cri magnifique, d'une violence inouïe. Si on était "en bout de piste" dans la séquence précédente, prêt à décoller, là on est clairement déjà très haut dans le ciel, mais pour un bref instant... car à la suite, nous perdons vite de l'altitude, lorsqu'arrive la "lettra" – qui devrait pourtant constituer le centre du chant  : tout se passe comme si le caractère commun de cette  "lettra"  n'avait à sa disposition que la grâce de la voix pour nous arracher de son évidente banalité.

Cette banalité du texte chanté – j'endosse ici la responsabilité du jugement et le choix du substantif – nous met sur la voie d'une inversion de fonction. Tout se passe comme si le flamenco – ou plus exactement, ce style de flamenco – mettait entre parenthèses la fonction "attributive" de la langue. Le chanteur semble accorder aux paroles du chant un rôle secondaire et quasi-accessoire, négligeant du même coup les capactités syntaxiques, lexicales et sémantiques du castillan. Les paroles qu'il utilise semblent relever surtout d'une rhétorique. Bref, la langue, stricto sensu,  semble surtout au service d'une expressivité musicale aussi nécessaire que luxueuse.

Il est temps maintenant de se poser la question de savoir si Claude Hagège ne se trompe pas dans son scrupuleux souci de ne pas reconnaître aux affects un champ structural et sémantique spécifique.  Acceptons plutôt l'idée que ce champ est tout simplement celui de la musique, au sens très élargi que nous donnons à ce terme

Peut-être suffit-il d'écouter les gens s’exprimer en dehors des structures linguistiques ordinairement attribuées tantôt au domaine de la langue et tantôt à celui de la musique pour s'en convaincre ? Délimitation arbitraire de champs disciplinaires ou simple histoire d'oreille ? C'est ce que nous allons voir, à partir de quelques exemples, qui concernent sinon la langue elle-même, du moins une certaine façon de la parler.

Trois personnalités exemplaires


De l'usage de la langue parlée
:
 

1) Gavino P. de Castelsardo en Sardaigne construit son discours et attribue aux choses qu'il évoque des qualités spécifiques grâce à un riche jeu de contours intonationnels : si on veut savoir effectivement ce qu'il pense effectivement,  lorsqu'il parle ce ne sont pas ses mots qu'il faut entendre, mais la façon dont il les prononce. [Référ. 1998 –  « Prononcer en chantant; analyse musicale d'un texte parlé, Castelsardo, Sardaigne »,  L'Homme, Revue française d'Anthropologie, 146: 87-112]. Accessible en ligne – cf. < http://www.persee.fr/hom_0439-4216_1998_num_38_146_370456>.
 
2)Ferua Z., habitant Fier, en Albanie, est très loquace... mais ne parle pas; elle développe une langue affective et se sert de sa voix pour construire un système de communication fait surtout d'interjections et de petits cris.

3) La pensée affective d'Anna T. (également de Castelsardo)  passe par une très riche registration de sa voix parlée. Ceux qu'elle aime le plus sollicitent le registre aigu; d'autres, qui sont moins proches d'elle occupent les registres graves ou médium-graves : sa voix traduit ses rapports aux êtres chers qui l'entourent (mari, fille et fils) [cette recherche a été présentée dans plusieurs séminaires, mais n'est pas publiée].



Soit un homme sur lequel j'ai déjà écrit et deux femmes je connais pour les rencontrer souvent dans le cadre de mes enquêtes ethnographiques. Elles ont, l'une et l'autre,  entre cinquante et soixante ans et comme caractéristique d’être mariées et mères de deux enfants désormais quasiment adultes. L’une est albanaise, l’autre sarde. Elles ne se ressemblent nullement, ne parlent pas du tout la même langue, et bien entendu ne se connaissent pas. Et d'ailleurs le rapprochement que je crée n'est là que pour les besoins de ma démonstration.

Cela étant, ces deux femmes sauraient s’entendre assez spontanément. L'une et l'autre sont épouses et mères, ce qui, bien entendu, crée des connivences inter-personnelles et a de lourdes implications statutaires en Méditerranée. Je dois aussi signaler qu’elles ont l’étonnante capacité d’organiser à l’improviste un dîner pour une quinzaine de personnes débarquant à l’improviste. C’est une simple parenthèse, car il ne s’agit pas ici d’établir des critères pour un concours de ménagères modèles, mais de s’intéresser au parler de ces deux femmes. Non pas à leur langue : seulement à leur parler.
 
Ferua Z. donc, vit à Fier, en Albanie. Je pourrais résumer son rapport à la langue parlée en disant que :

Ferua est à la fois muette et très loquace

.

D’un point de vue strictement linguistique, Ferua ne parle pas. Entendons par là qu’il est rare de l’entendre former des phrases, même simples. En revanche :


1) elle appelle (son homme ou ses enfants), sur un registre aigu lorsque cet appel vise sa fille, moyen pour son fils. Son mari Shaban est le seul à bénéficier d’un registre grave, rigoureusement spécifique.
Cet appel suffit en général à la communication. Il précède généralement un geste, par exemple, en direction des crêpes qu’il faut manger, d’un hôte qu’il faut recevoir, d’un problème que son mari doit régler, etc.


2) Elle s’adresse aussi à l’étranger ou à l’ami de passage , mais en se contentant de proférer la substance phonique de son prénom [« Bernard » par exemple] : c’est un signal sonore modulé dans l’aigu qui a toujours la même forme : celle d’un petit cri répété deux fois, comme une esquisse de litanie : « Bernard/Bernard ! ». En recto tono, ce petit cri adopte toujours le même registre d’intensité, quelle que soit la distance physique du destinataire.

3) Elle agit, bien sûr : apporte un pull-over qui manque ou une couverture chaude lorsque le froid se fait sentir (sur ses propres épaules, bien entendu), sans jamais dire un mot, mais en accompagnant l’acte d’un petit mouvement de  tête voulant dire selon les cas : – « Si, prends-le ! on ne sait jamais ! » ou – « Mets-le, il te va bien ! » ou – « Tout le monde en a un, pourquoi pas toi ? », etc.

4)  Elle commente vocalement (et non phonémiquement), mais, dans ses commentaires n’utilise aucune des formules relevant le plus souvent des discussions ordinaires (e.g. « tu crois ? », «c’est bien ! », etc.).

Ferua 5) dispose enfin d’un riche vocabulaire de petits cris correspondant aux émotions essentielles.
« Hè! » [médium, recto tono, peu voisé] pour le simple étonnement ;
« Hi ! » [glissando du médium aigu au suraigu] pour l’étonnement mêlé de peur ;
« Ho ! » pour l’étonnement teinté d’admiration, lequel s’accompagne d’un détournement de la tête en cas d’incrédulité.
[Schémas à venir]

6) Elle recourt occasionnellement à une forme de para-langue (utilisant par exemple une expression comme : "po,po,po,po, po, po, po, po" – soit huit fois la répétition de la syllabe "po", selon un profil légèrement descendant –  semblant dire : "Oui, oui, oui, c'est cela qu'on dit dans ces cas là", ou encore "Tu parles, tu parles, mais ce que tu dis n'est pas tout à fait la vérité!", ou encore "Je pourrais t'en dire bien davantage sur ce que tu déclares [mais en pratique, elle ne le fait jamais]. On notera que les 8 occurrences de "po" renvoient à une structure poétique canonique en Albanie : l'immense majorité des vers chantés sont des octosyllabes. En fait, Ferua dit très rarement des vers et ne chante pas, mais tout se passe comme si une matrice métrique formatait ses expressions vocales .

7) Elle envoie des grandes claques dans le dos – à fonction phatique – à tout le petit monde qui l’entoure  : très fortes à son mari, moins fortes à l’hôte de passage, et fréquemment à son fils et à sa fille (qui, de ce point de vue-là sont étonamment traités de la même façon). Cependant,

8) Bon nombre de ses émotions se passent de tout support sonore : dans la joie, elle sourit, mais le rire n’éclate jamais ; pour le dégoût, elle a à sa disposition une palette importante de moues; la colère, quant à elle,  ne s’exprime pas : elle est l’affaire de Shaban qui, d’ailleurs n’en abuse pas, et qui,  négociateur par nature, décide en général de la conduite à tenir.

9) Enfin, elle pleure souvent, et de plusieurs manières. Au moment des départs d'amis (mais aussi à leur arrivée), lorsqu'on lui parle de sa mère malade ou d'un voisin en difficulté. Ces larmes sont brèves, totalement silencieuses –  et doivent être vues comme de courtes interjections émotionnelles ponctuant une action ou un discours – ou plutôt ce qu'elle ressent à propos d'une action ou d'un discours.

Ce qui frappe surtout dans le cas de Ferua est qu'elle ne semble jamais être à l’origine d'une action quelle qu'elle soit,  ni de son déclenchement. Toutes ses interventions – qu’elles soient para-langagières, ou strictement gestuelles – dérivent de faits qui se passent autour d’elle, apparemment sans son intervention. Elle n’est jamais la protagoniste principale.
Tout se qui se passe autour d’elle cependant, elle l’entend très bien et le comprend parfaitement, [car je ne voudrais pas qu’à travers cet exposé, on voit en elle une personne peu intelligente ; ce n’est pas du tout le cas!]; elle le commente, le qualifie, lui donne l’importance qu’il convient, lui attribue une valeur et, in fine,  lui donne vie.

Il reste un problème, mais qui est de stricte terminologie :  bien entendu, Ferua sait parfaitement parler, mais en pratique, ne parle pour ainsi dire pas. Et si elle utilise sa voix pour dire peu mots, que fait elle au juste ? disons qu'elle produit des énoncés sonores phono-sémantiques. Et ces énoncés sont 1) à la fois linguistiques – si du moins on accepte de dépasser les définitions usuelles recourant à la double articulation, la phonologie, à la syntaxe, la grammaire, la morphologie 2) et musicaux (si l'on veut bien ne pas enfermer la musicologie dans l'étude de formes arbitrairement construites). Mais je suis tout aussi prêt à accepter que ce que produit Ferua n'est ni de la langue ni de la musique, soit une forme de "phono-sémantisme" qui, de fait, ne lui est en rien spécifique et qui permet d'éclairer utilement notre propos. 

Ferua ne communique pas, elle fait plus que cela; elle exprime et fait exister les choses, avec sa voix, son corps, et sans l’aide, sans doute luxueusement inutile, de la langue. Et à dire vrai, lorsque Ferua est absente (fait plutôt rare compte tenu de ses obligations de maîtresse de maison), la famille semble un peu désorientée, comme si tout ce qui se disait,  se faisait ou se donnait à entendre, devenait, en son absence, un peu amorphe, ou à tout le moins, sans goût et sans nuance. Ferua  fait donc exister les choses, là où elles doivent exister, et sans faire de phrases : en bougeant son corps et en musiquant sa voix.

On observera que le son n'est qu'un moyen parmi d'autres pour Ferua d' exprimer ce qu'elle veut exprimer. Un moyen riche, certes puisqu'il recouvre les points 1 à 6 du court exposé ci-dessus, mais un moyen non exclusif de sorte qu'il apparaît que

En terme d'expression, les affects se prêtent – on s'en rend compte ici –  à une multi-registration. Et l'on doit alors relever le continuum existant entre les affects et leur expression s'offrant 1] à la vue (et éventuellement au toucher), via le geste ; 2], à l'oreille via le son, cette deuxième expression incluant a) le parlé phonémico-syntaxique stricto sensu, b) le parlé non phonémique et a-syntaxique (phono-sémantique, impliquant cris, modulations vocales, jeux d'intonation, etc.), dont Ferua s'est en quelque sorte fait une spécialité et enfin, c) le musical, selon la définition que je donne ici à ce terme

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Alors? Qui est Ferua, et que nous apprend-elle par rapport aux positions d'Hagège et par rapport aux nôtres. Elle confirme bien l'existence d'une "langue affective", beaucoup plus riche qu'il y paraît, et, nous rappelle 1) que la musique n'est pas la seule et unique langue des affects et, 2) que son exemple bouleverse la représentation triangulaire plutôt rassurante de la fig. 2 ci-dessus, et qui nous a servi de point de départ.

En Il y aurait chez Ferua, une sorte de démission des fonctions attributives de la langue (ou, pour être plus exact, de la majorité d'entre elles), au profit d'une hypertrophie de  l'affectif. Disons tout simplement que Ferua connaît un usage assez particulier de la langue, mais que cela ne remet pas en cause les propriétés de celle-ci.  Ce que saura illustrer la figure suivant – fig. 3.

Fig. 3
Fig. 3
 

fig.3

Les affects orchestrés par Ferua participent en tout cas d'un système de communication :  Ferua communique de tout son corps : voix et gestes concourant à qualifier non pas les choses, mais le contenu émotionnel des choses, à leur donner une forme tantôt sonore (quasi langagière ou quasi musicale), tantôt silencieuse, toujours présente en tout cas. Notons que Ferua est une femme – ce n'est pas une simple incidence : l'ethnologie méditerranéenne nous apprend que la vie affective est souvent portée et "gérée"  par les femmes. Pas uniquement, certes, mais selon une règle sociologique qui se décline de multiples façons selon les espaces et les régions et qui, en tout cas, ordonne le monde de façon spécifique et générique. De ce fait même, son cas n'est pas isolé, et encore moins pathologique.  Et il faut aussi savoir, car je ne l'ai pas encore dit que le mari de Ferua (qu'elle vénère) est chanteur – et même un grand chanteur de tradition orale –  c'est-à-dire, comme nous le savons désormais, avant tout un homme de compagnie. Comme sa femme, il gouverne les affects, mais dans un autre registre : en maîtrisant des codes expressifs complexes et denses et en s'appuyant des codes sémantiques que la musique et lui-même prennent grand plaisir à organiser. 
 
On notera que les modes d'intervention de Ferua relèvent de l'expression, au sens classique et musicologique du terme. Elle ne prononce pas directement un texte, puisque celui-ci est émis par les autres (et tout particulièrement par son mari) mais se prononce sur un texte. Arthur Rubinstein ou Maurizio Pollini ne s'y prennent pas autrement lorsque, sur leurs grands pianos noirs, ils interprètent Chopin. De sorte que semble s'établir une certaine similarité fonctionnnelle. Il semble que, quelle que soit la richesse de sa palette expressive, Ferua donne l'impression de devoir "bricoler" avec la langue, en en utilisant essentiellement, les ressources intonatives au détriment de ses ressources attributives.
Rubinstein ou tout autre musicien ou chanteur (et bien entendu Shaban Zenelli qui est le mari de Ferua) ne font pas autrement. Certes, localement, la musique qu'ils jouent fraye avec la fonction attributive – pensons, pour Chopin, au prélude de la "goutte d'eau", par exemple, ou à la grande sonate funèbre qui renvoient à des images plus ou moins concrètes. Mais les véritables ressources de la musique sont ailleurs, d'autant que pour Chopin comme pour Rubinstein, la goutte d'eau n'est pas abordée dans sa dimension physique réelle, mais à travers certains de ses éléments sensibles (essentiellement ceux concernant sa chute régulière).
 
Mais, ce qu'il est important de comprendre, c'est que Ferua et Rubinstein sont l'un et l'autre des interprètes : entendons qu'ils sont les commentateurs de textes dont ils ne sont pas les auteurs. Leur différence tient moins à la vélocité digitale de Rubinstein que Ferua n'a aucune raison de cultiver, mais au point d'ancrage de leur action interprétative. Texte musical pour Rubinstein, texte parlé pour Ferua. Ce qui les unit, c'est qu'ils ignorent le recours à la parole stricto sensu et, au-delà, les possibilités attributives de la pensée et du sonore qui l'exprime. Car, ce n'est pas sur la réalité des choses qu'ils interviennent, mais sur les propriétés affectives de ces choses. L'"attribution", avec eux, change d'objet : l'un et l'autre attribuent au texte non pas un contenu de nature encyclopédique, mais des valeurs affectives qu'ils mettent en partage. Rubinstein attribue à Chopin de la dureté, de la langueur, de la fougue et, que sais-je encore... Il signe son interprétation par un dosage savant de tout cela. Ferua, quant à elle, rappelle qu'une douleur doit s'accompagner de larmes, qu'une situation délicate mérite une interjection vocale ou que, pour réellement exister, un moment de tendresse, aussi fugitif soit-il, passe par un ensemble de comportements gestuels et sonores adéquats.
 

Et, de la même façon que, sans un Arthur Rubinstein ou une Myra Hess, la pensée de Chopin ou de Beethoven serait inerte, sans Ferua, la pensée, les valeurs et les sentiments de sa famille, dans lesquels elle sait lire comme dans un livre, serait morte

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 Notes

1 . «Une affection, c’est quoi?, demande Deleuze.  En première détermination […] c’est l’état d’un corps en tant qu’il subit l’action d’un autre corps. Qu’est-ce que ça veut dire? «Je sens le soleil sur moi», ou bien, «un rayon de soleil se pose sur vous»; c’est une affection de votre corps. Qu’est-ce qui est une affection de votre corps? Pas le soleil, mais l’action du soleil ou l’effet du soleil sur vous. En d’autres termes, un effet, ou l’action qu’un corps produit sur un autre, une fois dit que Spinoza, pour des raisons de sa physique à lui, ne croit pas à une action à distance – l’action implique toujours un contact– eh bien ! c’est un mélange de corps. L’affectio c’est un mélange de deux corps, un corps qui est dit agir sur l’autre, et l’autre recueillir la trace du premier. Tout mélange de corps sera nommé affection. »

2 . Selon Hagège, il convient de préciser quels phénomènes n’appartiennent pas au champ des affects : « Un premier groupe est constitué des structures exprimant des qualités. Le français se sert d’adjectifs dans les deux énoncés Jean est peureux et Jean est apeuré, mais seul le second de ces énoncés exprime un affect, tandis que le premier exprime une caractéristique, et illustre donc le type attributif, s’opposant au type affectif qu’illustre le second. Or seule une minorité de langues distinguent formellement les énoncés affectifs et les énoncés attributifs. [Voici] une liste minimale des affects dont l’expression linguistique est disponible. On les regroupera en sept catégories : 1. perceptions : ex. « voir », « entendre », etc. 2. sensations, états physiologiques : ex. « tousser », « rougir », « avoir la migraine », « pleurer », « vomir », etc. 3. émotions et sentiments : ex. « avoir peur », « avoir honte », «être ému », « vouloir », etc. 4. processus cognitifs : ex. « admirer », « espérer », « croire », « imaginer », etc. 5. nécessité, possibilité : ex. « devoir », « pouvoir », etc. 6. possession : ex. « avoir », « suffire », « manquer », etc. 7. occurrence : ex. « se produire », « recevoir », « attendre », etc. ».

3 . «En français comme dans la plupart des langues, il apparaît que les énoncés affectifs sont statistiquement dominants dans la conversation courante. Si l’on considère la grammaire comme résultant de la systématisation de formules à forte récurrence dans l’emploi quotidien, il devrait en résulter l’existence d’une grammaire spécifique, présentant des marques qui ne se rencontrent qu’ici, c’est-à-dire des types de structures exclusivement caractéristiques des énoncés affectifs. Existe-t-il des structures exclusivement assignées par les langues aux énoncés affectifs ? Si l’on examine ce qui est attesté dans le plus grand nombre possible de langues, on obtient des résultats assez décevants. Cet examen révèle, en effet, que les structures d’énoncés dont le sens est exclusivement affectif sont très rares. Le plus souvent, les énoncés affectifs ont la même structure que d’autres types d’énoncés qui ne sont pas affectifs. Ces résultats et leur interprétation seront analysés dans un exposé ultérieur ». Cf. Claude Hagège : "Vers une typologie linguistique des affects", Bulletin de la Société linguistique de Paris, 2006, vol.101, N°1, pp.89-132.

4 .Référence à  Musique en jeu, 1978..

5 .Le débat est complexe mais exclut a priori de voir la pensée universelle (singulière) et  les manifestations culturelles (plurielles) dans lesquelles elle s'incarne, comme deux  ordres contradictoires.

6 .Je renvoie ici à mon récent article sur « Georgia on my mind », une chanson largement popularisée par Ray Charles, J’y démontre que, sans renvoyer nécessairement à une fonction descriptive, le sens musical entre en étroite contiguïté avec un espace, un lieu, un temps et une expérience humaine spécifique que l’article s’attelle à décrypter C’est ainsi que le grand chanteur américain, en interprétant « sa » Georgia, évoque et dessine de façon précise (et non nécessairement exacte), un monde pleinement articulé, à la fois noir et blanc, rustique et cultivé, sacré et profane et, in fine, populaire et commercial.

7 .«A quoi te fait penser cette musique  ? » – question posée à Mia Manca, 6 ans et demi, absorbée par l’écoute d’un prélude de Bach (« affectée » par cette écoute, pourrait-on dire)  Réponse : « à rien ». Pour Mia, les musiques qui font penser à quelque chose – à fonction attributive, donc – sont essentiellement celles qui accompagnent ses films de dessins animés et qui y renvoient, sitôt qu’on en chante la musique. Mais elle déclare aussi parfois « ne pas aimer la musique » … avant de concéder à son père ethnomusicologue, qu’elle  aime la musique, mais seulement [lorsqu’elle est] « en vrai » ; « il faut qu’il y ait des chanteurs qui la chantent (ou les musiciens qui la jouent) ».

8 .Références, commentaires et citations manquantes @@@

9 .Je n’exclus pas, bien entendu la musique instrumentale dans cette approche très synthétique des choses mais, pour des raisons que je ne prendrai pas le temps de développer ici, j’aurais tendance à en minorer l’importance en voyant en elle  une expression dérivée (ou dérivant) de la vocalité, rarement autonome malgré de très sérieuses et substantielles exceptions,.

10 .Les musiques a-expressives existent cependant, mais pourraient faire figure d’exception. La musique de gamelan évoquée dans le commentaire de Kati Basset, (chapitre Damasio, Spinoza, Rousseau) et aussi les petites « ritournelles » des montagnes en Turquie, étudiées par Jérôme Cler, pour des raisons qui méritent d'être apprpofondies. 

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